Le retour du fromage à l’ancienne sur les étals artisanaux suisses séduit les gourmets

Le retour du fromage à l’ancienne sur les étals artisanaux suisses séduit les gourmets

Un retour aux sources qui fait du bien

Sur les marchés villageois du Jura, à la sortie des petits festivals alpins ou dans les rayons des épiceries fines du canton de Vaud, un constat s’impose depuis quelques années : le fromage à l’ancienne revient en force. Entre moulins en bois, lavages manuels des meules et affinage en cave naturelle, des producteurs passionnés redonnent vie aux méthodes traditionnelles de fabrication. Et les consommateurs, curieux mais exigeants, suivent le mouvement.

Ce retour à la tradition ne relève pas d’un simple effet de mode. Il s’inscrit dans une tendance plus profonde : celle d’une redécouverte des savoir-faire artisanaux et d’une volonté de mieux consommer. Ce fromage rustique, parfois rugueux à l’extérieur mais généreux en arômes, incarne à la fois les racines d’un terroir et l’authenticité que de plus en plus de gourmets recherchent aujourd’hui.

Une fabrication lente, presque oubliée

À quelques kilomètres des Rousses, dans une petite exploitation familière nichée à flanc de montagne, Joseph et Marianne Renaud produisent un fromage qu’on dirait sorti d’une autre époque. Ici, pas de robot, pas de cuve inox industrielle. Le lait frais de leurs vingt vaches Montbéliardes est transformé chaque matin dans un chaudron en cuivre chauffé au feu de bois.

« On travaille comme le faisait mon grand-père », explique Joseph en écumant délicatement la caséine. « On ne court pas après les volumes, on cherche la tenue, la texture, et surtout, le goût. » Le caillé est ensuite pressé à la main, puis les meules sont affinées pendant plusieurs mois sur des planches d’épicéa dans une cave semi-enterrée où l’humidité naturelle fait tout le travail.

Cette méthode lente, exigeante et peu rentable au regard des standards industriels, séduit pourtant de plus en plus de jeunes producteurs. À l’image de Lisa Roch, installée dans les hauteurs de St-Cergue, qui a abandonné une carrière dans la restauration pour apprendre les gestes d’antan. « J’avais besoin de retrouver un lien concret avec mon alimentation. En fabriquant mon fromage à l’ancienne, je me sens utile, ancrée. »

Un goût incomparable

S’il fallait un argument pour convaincre les hésitants, ce serait celui du goût. Les fromages à l’ancienne affichent des profils aromatiques très différents de leurs cousins pasteurisés ou standardisés. Ils développent des saveurs évolutives, une texture plus granuleuse, et parfois une légère acidité qui rappelle les fermes d’autrefois.

Lors d’un marché paysan à Vallorbe en avril dernier, j’ai goûté un gruyère vieilli 24 mois issu d’une production artisanale. Ce n’était pas le fromage lisse et homogène auquel on s’habitue en supermarché. Non, c’était un produit brut, dont l’odeur évoquait la cave et le sous-bois humide. En bouche, un équilibre parfait entre le salé, le fruité et une pointe d’amertume. Le genre de saveur qui marque. Et qui fait revenir.

Les épiceries spécialisées le confirment. À Lausanne, la Maison Mottet, qui consacre depuis 2022 un rayon entier aux fromages au lait cru affinés à l’ancienne, enregistre une demande croissante : « Les clients veulent du caractère, du vrai fromage. Certains viennent exprès pour une tomme affinée dans des feuilles de vigne ou une raclette fumée au genièvre, comme autrefois. »

Labels, circuits courts et traçabilité

Le retour du fromage à l’ancienne s’accompagne aussi d’un regain d’intérêt pour la traçabilité. De nombreux producteurs choisissent de rester en dehors des circuits de grande distribution et privilégient les marchés locaux, les ventes à la ferme ou les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne).

Certains s’appuient sur des labels reconnus, comme l’AOP L’Étivaz, produit en chalet d’alpage selon un cahier des charges datant du XVIIIe siècle. D’autres utilisent des mentions non officielles, mais explicites : « lait cru fermier », « affinage long en cave naturelle », ou encore « sans ferments industriels ». Des précisions simples mais parlantes.

Cette proximité entre producteur et consommateur est au cœur du succès de ces fromages. Pouvoir poser des questions, visiter l’atelier de production ou voir les vaches dans leur pâturage, tout cela renforce le lien de confiance. Et comme souvent dans les produits de bouche, ce lien humain fait toute la différence.

Des défis techniques et réglementaires

Produire du fromage à l’ancienne n’est pas une sinécure. Le travail est physique, éprouvant, parfois solitaire. Il nécessite une connaissance fine des procédés de fermentation, de l’hygiène et des interactions chimiques complexes. « Un affinage raté, un développement bactérien mal contrôlé, et c’est des mois de travail à la poubelle », témoigne Lisa Roch.

À cela s’ajoutent les contraintes réglementaires, notamment en matière de sécurité sanitaire. Les autorités cantonales sont encore frileuses face à certaines pratiques traditionnelles, comme le lavage à l’eau salée non chlorée, ou le stockage en cave naturelle sans ventilation artificielle. Quelques producteurs ont dû batailler pour obtenir des dérogations, ou adapter leurs installations sans altérer leur méthode.

Pour faire face, des réseaux de soutien s’organisent. Des coopératives d’artisans mutualisent leurs ressources pour l’achat de matériel conforme mais adapté, et certains vétérinaires ruraux ont développé une véritable expertise en accompagnement des fromagers d’antan.

Un intérêt croissant chez les jeunes

Fait intéressant : le retour du fromage à l’ancienne ne séduit pas seulement les nostalgiques ou les fins connaisseurs. De nombreux jeunes actifs, trentenaires ou quadragénaires, s’intéressent à cette production. Ils y voient une alternative à l’industrialisation alimentaire, mais aussi une forme d’engagement.

Certaines formations prospèrent – comme l’École du Fromage Artisan à Grangettes – et attirent des profils variés : ingénieurs en reconversion, cuisiniers, agriculteurs bio, etc. L’idée n’est pas toujours de produire, mais de comprendre, de transmettre, de défendre un patrimoine vivant.

Sur Instagram ou les podcasts culinaires, on voit fleurir des portraits de jeunes fromagers ou d’experts en affinage naturel. Ces nouveaux visages remettent au goût du jour des gestes presque oubliés. Et cela crée un cercle vertueux : plus les consommateurs découvrent ces pratiques, plus ils participent à leur sauvegarde, par leurs achats, leurs choix et leur parole.

Que peut-on trouver sur les étals aujourd’hui ?

Voici quelques exemples de fromages « à l’ancienne » remarquables actuellement disponibles sur les marchés ou dans certains points de vente spécialisés en Suisse romande :

  • Le « Sapin Fermier » : tomme de vache affinée en cercueil d’épicéa, élaborée dans la Vallée de Joux avec du lait cru non standardisé. Goût forestier prononcé.
  • La « Tomme de la Grotte » : fromage demi-sec affinée dans une grotte naturelle près de Morges. Croute fleurie, texture crémeuse à cœur, très prisée des enfants.
  • Le « Vieux Bleu de Gingins » : persillé d’alpage produit à la main, avec affinage sur paille humide pendant 12 semaines. Arômes puissants, salinité bien maîtrisée.

Ces fromages ne sont pas bon marché. Comptez entre CHF 30 et 45 le kilo pour une tomme travaillée à l’ancienne. Mais face à la complexité des arômes, à la qualité du lait et au soin apporté à chaque étape de fabrication, beaucoup considèrent qu’il s’agit d’un investissement plus que d’un achat. Et après tout, n’est-ce pas ce que mérite un produit si enraciné dans notre culture ?

Le goût du vrai, à portée de main

Le fromage à l’ancienne n’est pas un vestige folklorique que l’on ressort pour les fêtes. Il s’impose progressivement comme une alternative sérieuse, durable et savoureuse à une production fromagère souvent trop uniformisée. Qu’il vienne d’un alpage isolé ou d’un petit producteur passionné près de chez vous, il raconte une histoire, celle du goût, du travail et du respect du vivant.

La prochaine fois que vous flânerez sur un marché dominical ou que vous échangerez avec un fromager derrière son stand, posez une question toute simple : « Comment est-il fait, ce fromage ? » Vous pourriez être surpris par la richesse de ce que vous entendrez. Et encore plus, par ce que vous goûterez.